À trop entretenir l'idée qu'il fallait protéger nos ainés, les années COVID et leur lot de restrictions d'intéractions sociales n'ont fait qu'accentuer les écarts déjà assez marqués entre les générations. Ont-elles pour autant accompli leur mission salvatrice ? En s'y penchant de plus près, force est de constater que les dégâts occasionnés ont été plus déterminants du côté sociétal que sanitaire.
Acculées à l'isolement, autant dans les institutions spécialisées que dans l'environnement familial, les personnes agées se sont confrontées plus violemment à la détresse. La tendance n'étant malheureusement pas nouvelle, les acteurs locaux oeuvrent ces dernières années à repositionner les relations intergénérationnelles au coeur de la vie sociale. Ainsi fleurissent les tiers lieux agissant en tant que plateformes collaboratives afin de préserver plus que jamais le tissu social riche en compétences de tout âge. Voici les quatre raisons vitales pour lesquelles il est primordial d'entretenir et développer ces rencontres au sein de ces structures locales.
Même si les services à la personne ne cessent de s'affirmer comme un soutien de taille envers les personnes âgées et une alternative aux contacts de proximité qui autrefois créaient du liant (facteurs, commerçants, infirmière à domicile, médecin de famille...), ils risquent cependant de reléguer certaines populations à une situation de dépendance et de vulnérabilité.
En favorisant le vivre ensemble dans un lieu de vie consacré, le tiers lieu réduit les chances d'une marginalisation sociale. Invitant les habitants d'une commune à devenir acteurs d'initiatives qui semblaient leur échapper avec le manque de confiance, le tiers lieu recrée de la cohésion sociale. De projets et d'activités engagées autour de compétences et de forces diverses, le tiers lieu extirpe les individus de leur recroquevillement, leur solitude, parfois leur désespoir pour les insérer dans un objectif commun en collaboration étroite avec les dynamiques locales. Il réaffirme ainsi la place des jeunes et des personnes âgées en tant que sujets politiques impliqués dans la vie de la cité. La meilleure façon de mettre fin à toute forme d'exclusion ou d'isolement en pointant la citoyenneté comme élément moteur de sa propre renaissance.
Le succès d'une telle initiative ne s'accompagne pas sans la volonté réciproque d'une rencontre dépourvue de jugement de valeurs et de préjugés. Si cette connexion avec l'autre reste une clé pour régénérer les neurones, elle ne le doit qu'a condition que la confiance soit consentie entre les générations sur les piliers d'un respect mutuel basé sur des confrontations bienveillantes. Car elles ne peuvent pas se permettre de négliger un héritage socio-culturel trop fortement ancré dans notre dynamique comportementale fondée sur les éléments suivants :
des histoires
un vécu
des savoirs et des compétences
une façon d'être
un physique, une apparence
une position sociale
des croyances
une culture
l'appartenance à un groupe
Le regard de l'autre reste le moteur essentiel à l'assimilation de ces différences. À partir de ce moment là, la relation de réciprocité s'en trouve renforcer pour mettre en lumière la richesse de chacun des individus. Briser les barrières en proposant des actions où se créent des mécanismes d'échanges, tel est le rôle bien établi par le tiers lieu.
Ainsi va t-il instaurer un point d'équilibre où la personne âgée sera valorisée à chaque étape de la vie de par son bagage et son apport. L'histoire du regard devient plus un atout qu'un problème tant il recentre le débat du conflit intergénérationnel vers les notions d'échange positif, d'admiration et de respect.
Les règles sociétales trop souvent brisées par des changements institutionnels, structurels et technologiques profonds n'ont cessé de secouer les mentalités en creusant les écarts entre les générations. Le rôle subtil du tiers lieu tend soudainement à bousculer les tendances. De façon significative, Michel de Certeau avait déjà anticipé dans sa duologie L'invention du quotidien (1. arts de faire, 2.habiter, cuisiner) ce retournement de situation où l'héritage de pratiques traditionnelles, ordinaires et anonymes s'imposerait avec ruse comme un pied de nez stratégique à un avenir collapsologique possible (effondrement de notre civilisation).
Nous savons tous que nous ne naissons pas avec une boîte à outils dans les mains mais que la trousse s'enrichit avec le temps et l'expérience de vie. À partir du moment où les mains se tendent mutuellement, un pacte spécifique se met en place entre les différents acteurs de la cité. Si l'objectif du tiers lieu est de rassembler autour de projets communs, il ne le fait pas sans prendre en compte les spécificités de chaque individu au service de l'émulation collective. Privilégiant par là le chemin à parcourir plutôt que l'objectif, il se pose en étendard de l'écoute, du conseil et de la transmission.
On remarquera que cette dernière rend grâce aux yeux des nouvelles générations à un retour d'activités traditionnelles liées aux savoirs de nos ainés (couture, menuiserie, jardinage, artisanat, agriculture, etc). Le partage et l'échange des techniques trop souvent absorbées par la matrice techno-industrielle s'avèrent donc précieux dans une volonté de résistance sobre face à un écroulement que l'on a trop tendance à minimiser ou ignorer.
Éviter de rentrer dans les cases de la techno-industrie tout en maîtrisant les enjeux du changement sociétal et les décisions institutionnelles, voilà la tâche d'équilibriste incombant au tiers lieu. Mais tant que son pouvoir d'attraction ramènera l'humain au coeur de son projet, une histoire séduisante commune reste à écrire. Face à l'effacement de l'individu écrasé par des contraintes résolument consensuelles fabriquées par des diktats technocratiques, le tiers lieu fait la part belle à la particularité de chacun d'entre nous. Il a pour objectif de redonner foi à l'individu à travers le groupe.
Il offre une certaine guérison en recentrant son projet sur la bienveillance, l'écoute et la mise en lumière des compétences au service de la créativité. Jamais les verbes jardiner, cultiver, coudre, conserver, réparer, recycler, faire des conserves n'ont eu autant d'impact que lorsqu'ils réconcilient les générations en révélant la puissance résiliente de ces activités. Face aux bouleversements du monde, elles renforcent ce pouvoir qui, au-delà de l'esthétique des pures pratiques artistiques, soulignent l'importance de l'essentiel et du vital à faire circuler.
Nul besoin de spectaculaire pour se mettre en lumière. Ici réside plus que jamais l'humilité d'une passation de pouvoir des anciennes générations vers les nouvelles. À trop se confronter et s'identifier quotidiennement aux artifices et à la superficialité, ces dernières avaient oublié que l'essentiel restait la modeste force créatrice transmise par les ainés. Autant dire qu'elles ont intérêt à s'enquérir de certaines de ces techniques ancestrales pour ne pas tomber de haut au moment d'un possible effondrement. Car c'est à cette forme de beauté-là que s'identifie le pouvoir créatif de nos ainés : faire jaillir tous les possibles de la source originelle.
À force de négligences et d'indifférence, l'évidence du tiers lieu s'impose d'elle-même dans ce qu'elle constitue la combinaison la mieux pourvue pour faire face au glissement progressif de l'ancien monde. Pas question de l'affirmer avec arrogance tant ce lieu de vie remet l'essentiel, c'est-à-dire l'humain et le vivant, au centre de ses préoccupations. Sans être focalisé sur lui-même, il donne de l'importance au bien commun et au partage tout en régulant certaines lacunes institutionnelles.
Sa démarche se veut avant tout de proximité relayant entre elles les forces en présence dans la cité par leur capacité à se nourrir mutuellement de leurs compétences. Il fait en sorte d'impliquer des natures humaines d'horizons différents afin de révéler ou de faire renaître la puissance de leur utilité au monde. Et aussi souvent que l'image inverse que l'on pouvait à tort véhiculer, il relève l'importance absolue d'intégrer les anciennes générations dans son fonctionnement. Tant elles peuvent sûrement apporter par leur savoir artisanal et leur sagesse des solutions à un édifice sociétal instable et déficitaire.
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